Et je pars quand ? La voix de sa mère s’élève, tremblante, presque apeurée. Tu... Son père la coupe immédiatement, en adoptant un ton plus nuancé, plus ferme. Demain. Tes valises sont prêtes. Sans rien ajouter de plus, il reporte son attention sur la télévision familiale, un air impénétrable sur le visage. Aaron vrille son regard dans ceux de sa mère, qui, sans pouvoir s’en empêcher, s’en écarte aussitôt. C’est à cause de mon petit souci de santé j'imagine ? Un mot qui sonne mal dans sa bouche. Depuis deux ans, tout le monde lui rabâche qu’il est malade. Que ce n’est pas normal d’avoir des oreilles aussi pointues que les siennes. Que ses dents sont terrifiantes. Deux ans qu’il écoute les mêmes insultes, la même intolérance, la même cruauté. Deux ans qu'il supporte le regard apeuré de sa mère et le regard méfiant de son père.

Sans espérer plus d’explications, le jeune homme se dirige lentement en direction de sa chambre, le cœur lourd. Il n’a pas envie de pleurer devant ses parents, il refuse de leur accorder cette victoire. Et quand la télévision vante les mérites d’une petite ville où les évolués peuvent vivre en paix, un sourire ironique déchire ses lèvres fines. Un cirque de monstre où l’on protège les humains des gens différents. Lorsqu’il se regarde dans le miroir, Aaron ne comprend pas pourquoi les gens le détestent autant. Ses oreilles et ses canines sont peut-être différentes, mais quand il sourit, c’est comme si le soleil se levait à nouveau après l’orage. Le jeune homme se trouve mignon, presque séduisant. Alors pourquoi tant de haine, tant de regards de travers de la part d’une société qui ne le comprend pas ? Toujours plongé dans son questionnement sans fin, Aaron retire délicatement son t-shirt mauve, révélant son torse finement musclé et la cicatrice qui déchire ses abdominaux sur vingt centimètres. Ça finira par partir mon chéri. La voix de sa mère résonne dans sa chambre. Aaron serre son t-shirt et il ferme les yeux avant de soupirer d’inconfort. Ah ouais, tu crois ? Ça va partir les « monstres » les « retourne te cacher » les « tu aurais dû mourir à la naissance » ? Tu crois que ça va partir tout ça ? Non vraiment, dis-moi. T’as l’air d’être au courant.

Elle baisse les yeux quelques secondes avant de plonger son regard dans celui de son fils qui la fixe sans se détourner.  Ce n’est pas de ta faute Aaron. On va trouver une solution, d’accord ? Le gouvernement va finir par trouver un remède. Tout sera comme avant. Un ricanement sarcastique s’échappe de la gorge nouée du jeune brun. Rien ne sera jamais comme avant. Matt était le seul à… Une grimace déforme les lèvres de sa mère. Ne parle pas de lui. C’est de sa faute si… SA faute ? T’es sérieuse ? T’as toujours cru qu’il était néfaste pour moi, qu’il m’avait contaminé… Elle lève les yeux au ciel. Et c’est le cas. Tu étais un garçon adorable avant lui. Tu avais des amis, une petite-amie, tout. Tu as tout perdu à cause de lui. Des larmes de rage coulent le long des joues d’Aaron, des larmes qu’il contient depuis des années. T’as juste jamais accepté mon amour pour lui, maman. T’as jamais accepté le fait que je préfère les garçons. C’est ça qui te dérange au fond. Qui vous dérange. Il lance un coup de tête en direction du salon, où son père regarde la télévision. Matt était le seul à comprendre ce que je vivais maman. Il était comme moi. J’étais perdu, je ne savais pas quoi faire. Sa voix tremble. C’est de ma faute, pas la sienne. On était amoureux, ce n’était pas sale maman, c’était beau.

Il baisse les yeux, sans vouloir affronter le regard de sa mère. C’est moi qui l’ai appelé du lycée cette nuit-là parce que j’avais trop peur de vous demander de l’aide. C’est lui qui m’a raccompagné dans les ruelles sombres à deux heures du matin, juste parce que je n’étais pas rassuré. Aaron se souvient encore des brimades au lycée, des garçons de sa classe qui lui racontait qu’ils allaient lui casser la gueule à la sortie pour lui apprendre à être un « vrai » mec. Et puis ils sont passés à l’action. Ils nous sont tombés dessus à un croisement. J’ai rien vu venir, juste des éclats de métal et des cris. Je me rappelle du coup de couteau et de ce loup magnifique qui se tenait devant moi pour me protéger. Y’a eu ce coup de feu et tout le monde s’est enfui. Je me suis mis à genoux pour caresser le loup, recroquevillé sur le sol froid de la nuit. Il respirait faiblement. Et puis ses poils sont tombé, ses dents aussi et il a disparu. A la place il y avait Matt, et j’ai compris. C’était un évolué. Je me suis effondré sur lui, une douleur abominable au ventre et je me suis agrippé à lui. Je voulais pas qu’il parte maman. Je voulais pas.

Des larmes coulent le long de ses joues diaphanes. J’étais en train de mourir quand mon pouvoir m’a sauvé. J’ai copié la faculté de Matt à se transformer en loup et mon corps s’est modifié. Ça m’a sauvé la vie. J’ai hérité de sa faculté de régénération et la plaie s’est presque entièrement refermée. Le temps de reprendre connaissance, il était mort. Avec un sourire sur les lèvres. Tu sais pourquoi il souriait, maman ? Parce qu’il savait qu’il m’avait sauvé la vie. Il m’a toujours protégé, plus que quiconque auparavant. Plus que vous. Même s’il déteste sa mère à cet instant précis, il s’approche d’elle pour se lover dans ses bras, parce qu'il a besoin de ça, il a besoin d'un contact physique avec quelqu'un. Elle le repousse presque aussitôt en se reculant de quelques pas. Je… je… je veux te protéger moi aussi, Aaron. C’est pour ça que tu pars à Greystone. Pour que tu sois heureux, avec… la voix du jeune homme s’élève, cassante. Avec mes congénères ? Sors maman. Sors de ma chambre. Tandis que la porte se referme doucement après elle, Aaron s’écroule sur ses genoux. Il attrape sa peluche de loup noir qui traine sur son lit et il la tient tout contre son cœur, sans se soucier des larmes qui perlent son pelage synthétique.