« Mais puisque je te dis que tout va bien. » La voix au bout du fil ne semble pas l'entendre de cette façon. C'est bien un truc de maman, ça, ne jamais vous croire. Bobbi roule des yeux et soupire, lui assurant une fois de plus que tout va bien. Ce n'était qu'une rupture, un cœur à peine brisé. Depuis le temps, elle avait de l'expérience là-dedans, alors pourquoi s'en faire ? D'autant qu'il y avait bien d'autres choses de plus alarmantes, des choses dont elle ne se rendait pas compte. Après tout, difficile de juger de l'état d'ébriété de quelqu'un à travers un téléphone, hein ?
Ca se terminait souvent comme ça. Une maman poule qui s'en faisait trop pour sa fille, alors qu'elle avait d'autres enfants encore auprès d'elle. Enfin, ça faisait chaud au cœur, et chose certaine, elle n'avait pas à se plaindre de sa mère. Si ce n'est qu'elle prenait un peu trop au sérieux ses histoires de cœur, alors qu'elle-même ne préférait pas se prendre la tête. Incorrigible maman.

Le portable se retrouve abandonné sur le canapé, l'un des rares meubles comblant l'intérieur vaste et pourtant spartiate, minimaliste, de son appartement. Un appartement presque entièrement blanc, aussi plan que ses toiles pouvaient être carmines ; un paradoxe, un contraste de couleurs du plus bel effet.
Et c'est une odeur de peinture et de fleurs qui flotte dans l'air un mariage incongru mais plaisant. Puis le silence, quand la musique est coupée, tout juste le bruit de ses pas. Ça change de leur maison familiale, grande bâtisse perdue au milieu d'un terrain trop vert et trop plat à son goût, sur la côté écossaise. Grande maison toujours pleine de bruits et d'agitation ; il faut dire que six enfants, ça n'est pas de tout repos, même lorsque l'on a un vaste terrain de jeu.

Seconde de la fratrie, elle a toujours été un peu plus la chouchou que sa sœur aînée. Juste un peu, mais suffisamment pour que maman soit toujours là à s'inquiéter du moindre bobo, de la moindre peine de cœur et mauvaises notes. Parlant de ça, autant le dire, Bobbi ne s'est jamais vraiment sentie à l'aise coincée derrière un banc d'école. Trop statique, trop rigide. Artiste dans l'âme comme ses parents, papa designer à succès possédant une galerie renommée de mobilier contemporain et maman architecte prisée par les gens fortunés voulant se démarquer, ils l'ont toujours poussée à expérimenter diverses formes d'art et d'expressions, comme chacun de ses frères et sœurs. Certains avec un très bon résultat, et d'autres se révélant être de totales catastrophes esthétiques. Autant dire qu'elle a fait tout son possible pour se défaire des cours ennuyeux au plus vite, histoire de pouvoir se consacrer à sa passion, créer encore et toujours.

De son enfance et adolescence, elle garde de bons souvenirs. Beaucoup de chahut et de disputes avec ses frères et sœurs, mais toujours réconciliations. Des parents certes souvent absents mais aimants, et une vie tranquille, tout simplement. Les choses ont changé lorsqu'elle a découvert son don, dans l'année de ses seize ans. Au début, elle s'était dit que ce n'était que de l'intuition, ou juste une bonne compréhension des gens. Capable de ressentir comment allaient ses amis, c'était toujours pratique pour les consoler. Sauf que très vite, les choses ont un peu dérapées, sont devenues trop prenantes et  saisissantes pour n'être que de l'intuition.
La discussion qui suivit ses doutes lui apprit certaines choses ; il y avait eu des précédents dans la famille de maman, et personne n'en était vraiment surpris. Malheureusement, même si la tolérance était du côté familial, cet découvert ne lui fit pas un très bon effet. Un mélange de remords et d'embarras, ainsi qu'une sale impression de malhonnêteté. Et la voilà qui décidait tout à coup de garder ses distances avec autrui, se retranchant dans son studio plutôt que de sortir avec ses amis, multipliant les histoires de cœur tuées dans l'œuf et les échecs en tout genre.
Et il y a presque cinq ans de ça, il y eut Greystone, et ses promesses. Ça avait des allures de solutions, à ses yeux. Un peu de répit dans le tumultes de trop de sentiments chaotiques. Alors elle y est allée, pleine d'espoirs, poursuivant ses aspirations artistiques, tout en espérant vraiment apprendre à contrôler ce don aux air de malédiction. Ou mieux encore, trouver une solution pour s'en défaire.

Sauf que la seule solution qu'elle trouva, ce fut le fond d'un verre de gin.